Pierre Perrin : Marche à vie [première partie] poè me paru dans la revue Friches, 2004

Pierre Perrin, Marche à vie
[I]

Heureux ceux qui retournent l’espace de leur vie, sans cesser d’avancer

Comment oublier le temps potelé, le goût du lait jusque dans son sommeil ?
C’était l’aube en perce, au cœur la satiété. Une voix effleurait les paupières.
Des biches habitaient la vallée ; des chatons mal assurés, l’adoration de voir.
À notre tour, la faiblesse était notre force. Au premier cri, on nous levait vers la lumière.

Le monde babillait. Voyons ce que nous veut le temps. Le père ouvrait la porte.
On étouffait des rires. La campagne chuchotait. Attelé à un tronc, le pic-épeiche
Faisait grouiller l’écorce. On voyait des feuilles s’enivrer des primes vertes chaleurs d’avril.
Même les chats grimpaient au ciel et des chevaux roulaient au sol, le ventre au soleil.
Alors les vaches s’ébrouaient à leur tour sur les verts paradis tendus de barbelés.

On affûtait la faux pour les herbes à col dur, les trèfles, les luzernes.
On s’ouvrait en aveugle, de la tête aux pieds, aux lilas, aux violettes, aux promesses de noix.
Le monde ne tremblait pas vraiment, qui s’agrandissait à la mesure de nos courses.
On s’élançait dans l’aube et la rosée pour un sillon où d’avance son ombre serait de trop.
Les risques s’effaçaient avec les éraflures, quand même la plaie farcissait ses secrets.

Chacun suait des litres d’orgueil par défaut d’une caresse, d’un contentement.
Cloué derrière des portes qui s’ouvraient mal, on chantait, sans qu’un son sortît de son crâne.
Mais le ciel se ressuyait après l’orage ; les foins montaient à la tête avec les cerises.
La prostration tombait plus grise que la mue d’un orvet, la vie ouvrait les bras.
Et quand les poires, les noix surtout gaulaient l’étrange cortège des absents,
La Toussaint venue, les prières tues, nul ne distinguait personne sous les dalles de marbre.
Déjà, la neige emportant tout sur son passage, on se pressait telle une ardoise neuve.
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Pierre Perrin, poème de 2001, paru dans Friches, 2004
repris par Jean Orizet dans Anthologie de la poésie française, poche, Larousse, septembre 2007.


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