Pierre Perrin, La Mort de père
[Le Temps c’est aujourd’hui, 1974]
Ce soir-là, dans la chambre, le buis reposé, on a croisé les doigts. La lampe éclaire à peine les chaises disposées contre les murs. Drapé dans ses habits de fête noirs, le visage et les mains violacés. Immobile – c’est cela qui reste inconcevable. Quel besoin de toucher la barbe repoussée, la joue presque glacée. La caresse interdite vrille un peu plus le silence – à hurler.
On ne partira plus sur la lande, aux premiers froids, cueillir des champignons, en écartant les vaches. On ne tirera plus sur les barbelés, du pied et de la main, doucement, comme on ouvre des lèvres, pour faire le passage à l’autre. On ne s’accroupira plus au tronc d’un arbre centenaire, épaule contre épaule, épluchant quelques roses des prés pour les savourer crus, à partager cette odeur de mousse sur les doigts, ce goût de chêne sur la langue.
Les mains vides, on se sent sec et creux, à verser. Le peu qui a été confié, ces années sur la Baltique où il couchait dans un poulailler, est mort aussi. La mémoire est le lien désormais – sans retour. Qui fauchera le verger ? Les coqs ne casseront plus les œufs dans l’étroite maison, qui prend à la gorge, et le renard ne reviendra plus. Le fumier enlevé, les volets clos toute l’année, les noix, d’autres les ramasseront, sans un regard, dès qu’il fera gris.
Ademettre que c’est fini. Penser à rien, quand le froid du corps gagne déjà, par-delà les murs et les hommes, la terre alentour prête à recouvrir la raie de charrue du temps.
Pierre Perrin, in Le Temps c’est aujourd’hui, 1974 [repris dans Manque à vivre et La Vie crépuculaire]